Caravage et la descente de croix


A Rome, en 1600, la Contre-réforme est à l’œuvre, ainsi qu’en Italie et en Europe. L’église commande à ses artistes de nombreuses œuvres d’art somptueuses, illustrant des scènes de la bible, prouvant ainsi aux peuples son faste, sa puissance et sa spiritualité face aux divers mouvements qui ont pu secouer son autorité dans le siècle précédent.

C’est à cette époque que Caravage peint «la déposition de croix». Caravage, qui a peint ou peindra des thèmes tirés de la mythologie gréco-romaine, comme «l’amour vainqueur», «Narcisse » ou «Bacchus », se livre à cet exercice au service du clergé. Ce peintre est admiré et imité de son vivant ; et sa peinture réaliste,  en fait un peintre novateur dès son époque. Cette situation particulière  a permis de le présenter comme un peintre d’avant-garde se mettant au service de la Réaction catholique, et devenant une source renouvelée du maniérisme et du baroque ; un peu comme le poète D’Annunzio, ou les peintres futuristes italiens au XXème siècle, se compromettant avec le fascisme au nom du mouvement, du machinisme et de la vitesse. Sa réputation de supposé mauvais garçon violent, marginal et assassin, est sollicitée en renfort de cette hypothèse, bref un voyou génial, pervers et félon une variété de punk moderne. C’était en tout cas le thème d’un film qui lui était consacré dans les années 90.

Son tableau « la déposition de croix » me semble infirmer cette présentation. Le principal personnage de la scène, le principal  acteur plutôt, posant sur le devant de la toile, au bord de la pierre tombale placée comme une scène de théâtre, n’est pas précisément un personnage des écritures, Christ ou femmes en pleurs. C’est davantage un accessoiriste, un ouvrier, qui débarde un corps, comme un manœuvre un colis, un poids, un sac de ciment sur un chantier; et il semble vous regarder, ou répondre à votre regard comme s’il scrutait l’intérieur d’une salle obscure. Bien qu’il participe de la scène (il dépose le Christ), il y semble étranger, ou pas directement impliqué. Il apparait en contraste et se détache des autres personnages ; il est dans le travail, eux ils sont bien dans le rituel de la Passion, dans la représentation. En second plan, ceux-ci  outrent même le jeu, une femme levant les bras au ciel; ils font décor, ils font «du» théâtre, ils jouent la scène. Lui, il semble, j’insiste, dans la vie avec nous, du côté du spectateur.

Ce n’est pas une représentation commune ou habituelle de la descente de croix. Dans celle de Rembrandt, à la vieille pinacothèque de Munich, si on y voit bien les ouvriers, ceux-ci n’occupent pas une telle place, et participent totalement du récit ; ils peinent et souffrent dans l’effort, mais aussi comme les autres personnages. D’autres peintres développent des trésors  de mise en forme, comme Le Tintoret à l’Académie de Venise avec sa composition en diagonale pour souligner l’abattement d’une femme; ou des trésors d’élégance comme Le Pontormo.

Le récit que nous présente ces dépositions, et bien d’autres, est un et se donne entièrement. Chez Caravage le récit est double. Une histoire, la scène « officielle » se déroule de manière rituelle avec ses pleureuses à l’arrière-plan du  personnage principal. Une histoire autonome, quotidienne, banale, nous est contée en avant-scène : celle du personnage bien vivant, manœuvre, aussi étranger à ce qui se passe à l’arrière qu’un travailleur immigré au travail, et qui a l’air de répondre à notre regard et de nous dire : « et bien oui, je fais mon boulot ».

Cet ouvrier est ainsi une véritable mise en abîme, un reflet en miroir, du travail du peintre, qui lui nous dit : « oui, je fais mon boulot, je continue à peindre des mythes». Pour lui il n’y a ainsi, pas rupture dans son travail suivant l’origine chrétienne ou païenne du récit, puisqu’il peint le quotidien. Cela lui permet de rester fidèle à l’esprit de la renaissance et de la peinture italienne antérieure.

En effet Caravage, peintre réaliste, poursuit le même chemin. Il compose son œuvre sans fard à partir de ce qu’il a sous les yeux ; des acteurs qui jouent une scène, et un manutentionnaire qui s’affaire et sert la pièce. Il représentait tels quels, les modèles (souvent à la Renaissance de jeunes adolescents), sans les transformer, pour en faire des Bacchus, Narcisse…. . Il habillait ainsi des individus contemporains, des attributs d’un récit, de simulacres, laissant apparent le montage de sa création. Depuis Giotto la peinture cherchait à présenter ses narrations bibliques dans des éléments du quotidien, où les contemporains pouvaient se situer. Caravage, lui, malgré l’humeur du temps, pousse la démarche un peu plus loin, dans la prise en compte immédiate du réel, en une attitude de dévoilement de la représentation. En cela il reste subversif.